Les péages médiévaux le long du Rhône,
témoins du trafic fluvial et du commerce du sel en terre
dauphinoise
par Olivier PETIT, diplômé d'une maîtrise d'histoire médiévale.
(article paru dans la revue Histoire de l'Antiquité à nos jours, en 2019)
Les textes médiévaux faisaient bien la différence entre les péages
terrestres et ceux implantés près des rivières ou des fleuves. En effet, le
premier type de péage concernait le droit seigneurial perçu sur les usagers des
voies publiques ou de certains ouvrages comme les ponts par exemple, afin d’en
assurer l’entretien et garantir la sécurité des voyageurs. Le second type de
péage, qui nous intéresse ici, étaient autrefois installés le long des rives
des fleuves ou des rivières et avaient pour fonction de percevoir des taxes sur
les marchandises transportées ainsi que d’autoriser les personnes taxées à vendre ces denrées aux marchés et foires. Pour les
péages situés à proximité de l’eau, la taxe prenait souvent le nom de tonlieu.
La suprématie
des péages sur le Rhône
Les péages situés le long du Rhône étaient, à n’en pas douter,
beaucoup plus rentables que ceux implantés à l’entrée des villes ou villages.
Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer ce que percevaient les deux
bureaux péagers de Saint-Symphorien-d’Ozon et de Sérézin, situés non loin l’un
de l’autre, dans le Velin. Le premier, terrestre, placé sur la route menant de
Vienne à Lyon, percevait au maximum 300 livres alors que le second, fluvial,
obtenait jusqu’à 1 100 livres.
Cette différence de revenu est tout à fait compréhensible car toutes
les denrées et matières lourdes et encombrantes (bois, foin, blé, vin, sel,
sable, pierres…), dont avaient besoin les villes
de Lyon, Vienne et de la vallée du Rhône étaient transportées sur des bateaux à
fond plat (en latin plana ou plata).
Eglise St-Pierre - St-Symphorien d'Ozon
Le
Rhône, un fleuve capricieux
Une intense activité régnait sur le Rhône ; un nombre important de
bateaux ou de radeaux le descendaient puis le remontaient quotidiennement. Il
fallait compter sur ses caprices et la navigation n’était pas une partie de
plaisir. Il était facile de se perdre dans ses méandres, de se laisser
embarquer dans ses bras vifs ou encore de se retrouver planté dans ses lônes ou
broteaux, sortes de marécages boueux où poussaient de nombreux roseaux
envahissants.
Le
commerce du sel
Au Moyen Age, le sel représentait un condiment de première importance
car il permettait de relever le goût d’aliments souvent insipides et de les
conserver. Rapidement, un trafic commercial se mit en place afin de fournir à
ceux qui le désiraient ce produit de première nécessité fortement convoité.
Les marchands de sel et la réglementation.
Dénommés par les termes salniers, saulniers et sauniers, ces marchands
de sel constituaient une véritable corporation organisée et réglementée. Par
exemple, tous les ans, à Lyon, au mois de novembre, les consuls élisaient des
maîtres pour chaque profession et leur transmettaient la « puissance
accoutumée à donner aux maîtres de mestier, le temps passé ».
Pendant longtemps, les sauniers figurèrent en bonne place dans cette
cité, au même titre que les ferratiers, changeurs et notaires. Ainsi, en
novembre 1422, Jehan Colombet et Jehan Girerdon furent nommés maîtres de métier
pour les sauniers, tout comme Jehan Andrivet et Guyonnet du Pra, en 1425.
Dès le début du XVe siècle, l'autorité delphinale, impériale et
royale, voyant l'anarchie économique, s'intéressa à la réglementation des
péages par où passaient les bateaux chargés de sel. Dès mars 1404, le roi
Charles VI fit faire des enquêtes sur les péages
du Rhône. En janvier 1416, l'empereur Sigismond demanda à ses vassaux, le
Dauphin de Viennois, le comte de Savoie et le sénéchal de Beaucaire, de
s’intéresser aux péages situés entre le Dauphiné et le royaume de France. Le 28
février 1445, le Dauphin Louis II, soucieux des fraudes et exactions commises,
intima l'ordre à Mathieu Thomassin, son conseiller, et à Jean du Plâtre, son
secrétaire, de mener une enquête sur les péages situés entre le Dauphiné et le
royaume de France ; le 1er mars 1445, les investigations commencèrent et
s'achevèrent en août.
Lors de la récupération du commerce du sel par l’État qui souhaitait
instaurer une nouvelle taxe, la gabelle, la profession perdit inévitablement un
peu de son indépendance. Dès la mise en place de cette nouvelle taxe, les
sauniers de Lyon se regroupèrent avec les ferratiers, en 1447, afin de créer
une société chargée de fournir le sel dit « gabellé », en plaçant à sa
tête Pierre de Villars. Cette société fut chargée de livrer ce sel sur la rive
gauche du Rhône.
Baix - Tour de l'horloge
Avant que les rois de France n’introduisent la gabelle, le commerce du
sel était exempt des entraves et réglementations. C’est donc librement que les
sauniers pouvaient vendre sur les marchés leurs pains de sel, appelés « sallagnons
», provenant des salines de Franche-Comté et du Midi (sel marin blanc) ou
encore des marais salants de l’Ouest (sel gris).
Ce commerce
salin n'était pas complètement libre de toute taxe. En effet, les jours de
marché, les marchands devaient tout de même s’acquitter, comme tous les autres,
de la leyde, taxe portant sur la vente de denrées. Dans certaines villes, un
droit de mesurage sur le sel fut instauré et un étalon, setier ou émine
(demi-setier), était en possession de ceux qui appliquaient cette taxe. Il
était donc impossible aux sauniers de débiter librement leur sel sans payer une
petite redevance équivalente à deux ou trois poignées de sel par semaine. Pour
la ville delphinale de Crémieu, c’était Guillaume de Naus qui possédait la
mesure du setier de sel, en 1357.
Les jours de foire, le
sel se vendait en quantité considérable ; les acheteurs venaient
s’approvisionner à pied ou à dos de mulet, suivant leur condition.
Pont-Saint-Esprit - Pont médiéval
Le
commerce terrestre et fluvial
En provenance essentiellement des marais salants du Languedoc et de
Provence, le sel était acheminé en terre impériale par terre ou par eau. Il est
à noter que les barques à fond plat remontant et descendant le Rhône représentaient
un trafic beaucoup plus conséquent que celui par charrois. Des péages étaient
bien évidemment présents le long des rives du fleuve et prélevaient leurs
droits sur le sel, notamment à Jonage, une sommée de sel (équivalent à dix
setiers) était exigée.
Ce commerce fluvial du sel faisait aussi travailler des populations
possédant quelques bêtes de trait, capable de tirer ces barques remplies de
sel.
Traditionnellement, la vallée du Rhône, qu’elle soit empruntée par
terre ou par eau, représentait la
principale voie commerciale du sel gabellé ou non.
Les moines pasteurs des Alpes, ayant fort besoin de sel pour la
nourriture de leur troupeau, descendaient dans la vallée avec des mulets et se
portaient directement aux salines du Midi afin de s’approvisionner. En passant
sur les terres comtales savoyardes de Saint-Laurent-du-Pont, ils étaient
exemptés de la taxe sur le sel ; privilège bientôt accordé aux chartreux
d’Aillon par bon nombre de seigneurs notamment
possesseurs de bureaux péagers le long de la route du sel.
Les chartes de la chartreuse Notre-Dame d’Aillon ont gardé le souvenir
de ce commerce du sel. Ces moines ont notamment pu obtenir la dispense du
paiement de la taxe sur le sel tout le long de la vallée du Rhône de la part
des seigneurs.
Propriétaires de granges hivernales en Velin, les chartreux avaient
besoin de faire acheminer du sel depuis le Sud. Dès 1194, Raymond, comte de
Toulouse et seigneur des salines du Languedoc, octroya des lettres de franchise
aux frères de cette chartreuse, les dispensant de toutes redevances.
Sur ordre du roi de France, Louis IX, le sénéchal de Beaucaire se
dispensa de percevoir quoi que ce soit à l’encontre des chartreux. Guillaume
des Baux, prince d’Orange et les évêques de Vivier accordèrent eux aussi une
charte de franchise aux frères de la chartreuse d’Aillon.
A Vienne, le 22 février 1247, Philippe de Savoie, en tant que
procureur de l’évêché de Valence, fit rédiger une charte dans laquelle il
dispensait la maison d’Aillon de payer le péage du sel. Les seigneurs de
Tournon emboîtèrent le pas à Philippe de Savoie à la même époque.
Les péages de Givors et de Béchévelin (en face de la cité lyonnaise),
possessions de l’archevêque de Lyon, Renaud de Forez, ne pouvaient en aucun cas
prélever de taxe sur les religieux d’Aillon. Le
prélat avait même précisé que les chartreux pouvaient circuler librement sur
ses terres sans risquer de payer une quelconque redevance.
Rochemaure - Le château et la chapelle
L’apparition de la gabelle, entrave quelque peu le commerce du
sel
Avec la complicité des comtes de Provence, possesseurs des premiers
greniers à sel du Midi, le roi de France appliqua la gabelle en Dauphiné, terre
d’Empire.
Ainsi, le 29 décembre 1398, un accord – renouvelé par Charles VI en
1401- fut conclu à Béziers entre Marie, reine de Sicile et de Jérusalem, et les
conseillers du roi de France afin de prélever la gabelle sur le sel pour
poursuivre l’effort de guerre en Languedoc. Dans ce document, on apprend que la
gabelle serait appliquée sur le sel transporté dans les greniers de Tarascon et
de Pont-Saint-Esprit pour être vendu dans les terres d’Empire, à un taux de 16
francs par muid. Les mesures des salines furent également fixées à 60 quintaux
par muid.
La gabelle ne fut en fait réellement
instaurée en terre d’Empire qu’au moment du traité d’association passé entre
Charles VII et le roi René. C’est-à-dire que le sel extrait des salines de
Provence, remonté vers le Dauphiné pour y être vendu, fut dès ce moment taxé ;
les deux souverains se partageant le revenu.
En 1441, Charles VII fit imposer, sur toute charge de sel transportée
entre le Dauphiné et la Savoie, 8 gros tournois (équivalent à douze deniers) de
taxe. Face aux protestations des États du Dauphiné, le roi de France autorisa
la suppression de cette taxe.
Quelques cités bordant le Rhône conservent des demeures jadis dévolues
à la gabelle. Ainsi à Condrieu, dans le Rhône, la Maison dite du Gouverneur de
la Gabelle demeure un témoin majeur du commerce du sel. Du fait son importance,
cette cité fut autorisé à avoir son propre grenier à sel et chaque Condriot
était alors contraint d'acheter la quantité de sel que le gouverneur estimait
lui être nécessaire ; comme le bourg se trouvait aussi en pays dit «de
petite gabelle », le prix du sel était le plus élevé.
A Baix, il y avait aussi un important péage lié notamment à
l’instauration de la gabelle et dont les registres sont conservés pour le XVe
siècle. Ces derniers donnent ainsi la date du passage des navires, le nom du
transporteur ou du nocher (contremaître), le type de bateau, le poids et la
nature du chargement, parfois le nom du propriétaire et enfin la taxe payée.
Valence qui était le siège du plus important grenier à sel du Dauphiné
en 1451, disposait également d’un important péage. La famille Datini, commerçant
vendant du sel, implanta dans cette cité une boutique vers 1452 qui prospéra
par la suite.
Les greniers et les marchands valentinois alimentaient
ainsi le coeur du Vivarais et le Massif Central via Chalencon et Saint-Agrève.
En effet, en 1475, un marchand de Privas, Guilhem Garnier, s’entendit avec
Antoine Deuzet et Vital Pruci, de Rochemaure, pour la livraison à Privas d’une
centaine de mesures de sel prélevée sur les greniers de Pont-Saint-Esprit.
Condrieu - Maison de la Gabelle
La contrebande et la concurrence se saisirent du commerce salin
Le 29 octobre 1464, à Pont-Saint-Esprit, le roi Louis XI associé au
comte de Provence confia l’exploitation du commerce du sel à une compagnie de
marchands composée de deux fermiers de
Pont-Saint-Esprit, un de Tournon et un de Lyon (Pierre de Villars). Leur tâche
consistait à s’approvisionner auprès du marais
salant d’Hyères et à l’étang de Berre, en s’assurant que les mesures étaient
identiques. Cette exploitation ne devait pas porter préjudice aux fermiers de
ces deux salines.
Avec l’application de cette réglementation, la contrebande fit
immédiatement son apparition, et les contrevenants, appelés « cotaulx »
(faux sauniers) risquaient de lourdes amendes. Le commerce du sel étant plus
que rentable, de nombreux « cotaulx » défièrent la loi en continuant
d’approvisionner les greniers d’Hyères et de Berre dans l’optique de vendre ce
précieux condiment en Dauphiné.
La réaction des vrais sauniers ne se fit point attendre puisqu’ils
intentèrent en 1465 un procès à ces faux sauniers devant le Parlement de
Grenoble. Celui-ci n’aboutit malheureusement pas. Louis XI demanda par la suite
expressément aux officiers dauphinois de traquer les cotaulx vendant en terre
d’Empire du sel des salines du Midi.
Dès le milieu du XVe siècle, les fermiers de la compagnie du tirage du
sel de l’Empire, dont faisaient partie Pierre de Villars et son fils
Barthélemy, furent concurrencés par ceux du tirage du royaume de France. Les
deux compagnies avaient cependant chacune leur terrain d’action. En effet, dans
une enquête de 1449, la compagnie du royaume de France ne pouvait pas dépasser le
confluent de la Saône avec le Rhône et décharger son sel uniquement sur la rive droite du
Rhône tandis que la compagnie de l’Empire avait la possibilité de décharger sa
marchandise bien au-delà du pont de Lyon et sur les deux rives du fleuve.
Jusqu’à la fin du Moyen Age, le commerce du sel en terre d’Empire
resta prospère. Malgré l’instauration de la gabelle dans tous les postes péagers
le long du Rhône, le sel fut au centre d’un trafic fluvial d’une grande
importance et les États surent rapidement tirer parti de
ce commerce, en le réglementant et en le taxant. Seuls quelques établissements
monastiques, comme la chartreuse d’Aillon furent dispensés d’un quelconque
paiement.
La chartreuse d'Aillon
Bibliographie sommaire
ALLIX, Le trafic en Dauphiné à la fin du Moyen Age, in Revue de
géographie alpine, 1923.
F. DENEL, La navigation sur le Rhône au XVe siècle d'après les
registres de péage de Baix, in Annales du Midi : revue archéologique,
historique et philologique de la France méridionale. Année 1970. Volume 82.
Numéro 98 pp. 287-299.
G. DUPONT-FERRIER, Les Institutions Financières de la France à la fin
du Moyen Age, 1930.
J. SAUNIER, Le commerce du sel en Terre d’Empire, in Evocations,
Janvier-Février 1952, pp. 871 à 877.
Th. SCLAFERT, Le Haut Dauphiné au Moyen Age, 1935.
VALBONNAIS, Histoire du Dauphiné, XVIIe siècle.
Cartulaire de Notre-Dame d’Aillon, conservé à la B.M de Grenoble
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